Texte paru dans cinébulletin octobre 2003

Annelies Ursin

Isa Hesse-Rabinovitch (1917-2003) 

Sa vie fut longue et riche en péripéties, mais qui était-elle au fond? Une cinéaste expérimentale? Une forte personnalité associant des mondes éloignés? Un oiseau exotique à l'imagination débordante tombé au milieu de cinéastes sages et graves? Souvent méconnue par ses pairs masculins, trop dominatrice et féministe?

Origines et mentalités - la gravité de l'âme russe du père alliée à la légèreté des Autrichiens méridionaux qui caractérisait sa mère, tant le tempérament que le mélange des talents de ses parents ont eu leur importance. Grégor Rabinovitch était un excellent graveur passé à la postérité grâce à ses portraits, des séries d'œuvres de satire sociale et des caricatures politiques acérées, notamment pour le Nebelspalter, durant le régime nazi. Sa mère, Steffi, avait également une formation de peintre et écrivait comme essayiste dans divers journaux. La résistance et l'originalité faisaient sans aucun doute également partie de cet héritage, avec le goût et la force de suivre sa propre voie, de s'imposer, au besoin sans égards, de poursuivre son chemin même en se blessant soi-même et les autres. Retenu en Suisse après la fermeture des frontières en 1914, le couple d'artistes va, malgré les soucis du quotidien, encourager les dons précoces d'Isa pour le dessin et l'écriture, aiguisant son regard et sa manière encore intuitive de faire les choses. 

Après de brèves années de formation auprès de Orell Füssli à l'École des arts décoratifs de Zürich puis à Vienne, Isa revient prématurément en Suisse suite à la prise du pouvoir par les nationaux-socialistes en Autriche. Très vite, son talent pour le dessin et l'écriture vont lui permettre de collaborer à divers journaux, revues et magazines. Grâce à ses caricatures légères et pleines d'humour, elle acquiert une notoriété singulière. C'est là un travail de rêve pour elle et, même après son mariage avec Heiner Hesse en 1941 et la naissance de leurs enfants, elle ne cessera de l'exercer, contribuant ainsi à l'entretien du ménage. Vinrent par la suite, juste après la guerre, des commandes pour des reportages à Vienne et à Prague dont elle assurera également l'illustration. En 1947, dans le sillage d'une campagne qui fit beaucoup de bruit, Isa s'engage avec un premier tract pour le droit de vote des femmes, mouvement porté en premier lieu par son amie d'enfance et de jeunesse Iris von Roten, dont le livre « Frauen im Laufgitter » provoquera un véritable scandale lors de sa parution en 1958.

Isa n'était pas une féministe, elle travaillait « pour le plaisir de la chose » et la réussite lui donnait des ailes. En 1960, les reportages pour La Gazette de Swissair devaient être illustrés par des photos: elle apprend donc la photographie en autodidacte, alliant son talent graphique et photographique à la sûreté de son regard, et se taille un succès immédiat. Ces années sont également marquées par des épreuves et des tournants décisifs: la mort de son père en 1958, celle de son beau-père Hermann Hesse en 1962, et celle de sa mère Steffi en 1966. Isa fait ses premières expositions photographiques, couronnées de succès, et commence en 1969 son premier court métrage « expérimental » avec une caméra 16 mm, échappant ainsi au statisme de la photographie par le mouvement! « Spiegelei », avec une musique composée par Guy Maget, est une suite de réflexions aquatiques déformées jusqu'à l'abstraction, organiques comme une peinture de Hundertwasser qui se transformerait sans fin. « Monumento Moritat » est en revanche un projet d'un tout autre genre, film sur les monuments et les statues funéraires, avec une Vénus qui sera finalement assassinée, tête et bras tranchés, le tout accompagné des textes d'Isa aux jeux de mots acérés. Vient ensuite « Le Bleu rouge » avec Rosy Bosier: « Pourquoi un film doit-il avoir une action? Pourquoi n'aurait-on pas simplement le droit de jouer avec des images, des sons, des pensées, des sentiments? ». Voilà ce que dit et écrit cette femme tendre mais tenace, qui ne faisait pas grand cas des théories et encore moins des théories du cinéma, préférant suivre ses intuitions qui, comme ses caricatures, faisaient mouche à tous les coups. Ses reportages recouraient déjà au langage métaphorique et, grâce à son expérience artistique, ses manières de voir étaient souvent comme autant de fulgurances géniales pour exprimer ce qu'on ne pouvait saisir de façon théorique, en définissant par exemple les éléments qui les constituaient. Peut-être était-ce cet élément féminin, auquel s'ajoutait un aspect déconcertant, qui suscita beaucoup d'éloges mais également la critique et la méconnaissance. 

Quoi qu'il en soit, avec ses courts métrages à la fois poétiques, surréalistes, ironiques et symbolistes, Isa se retrouvait soudain et comme par la bande, placée en compagnie des pionnières du cinéma suisse Reni Mertens et Jacqueline Veuve, dont les conceptions cinématographiques étaient pourtant très éloignées des siennes. En 1972, elle fait l'ouverture du premier Festival de films de femmes à New York avec « Spiegelei », elle participe deux ans plus tard à celui de Paris avec « Le Bleu rouge » et au premier festival suisse de cinéma consacré exclusivement aux films de femmes en 1975. Les années 70-80 comptent parmi les plus mouvementées de sa vie. Elle tourne de nombreux courts métrages, réalise douze portraits de femmes pour la télévision, s'engage en faveur des jeunes réalisatrices, effectue d'innombrables voyages dans des mondes connus et inconnus et montre ses films dans les festivals.

Le temps ne semblait pas avoir prise sur elle. Restant fidèle à sa manière d'être, elle poursuivait l'exploration de ses thèmes et la réalisation de son esthétique cinématographique non-conformiste, avec « une sorte de légèreté chatoyante, une libellule sur un terrain pierreux », comme la décrivait Fredi M. Murer. Naturellement, ce n'est pas ainsi qu'elle pouvait espérer jouir véritablement de la manne des subventions et des soutiens financiers publics. Bien sûr, son imagination comme les extraordinaires idées de départs de ses films furent primés; mais avec l'extraordinaire on ne parvient à atteindre que les connaisseurs, et pas les censeurs sans fantaisie qui mesurent les qualités d'une œuvre le mètre à la main. Or Isa était quelqu'un d'inclassable et ne se conformait à aucun standard.

Dès 1982, Isa découvrait à sa manière la vidéo. Elle était fascinée par ce nouveau moyen d'expression commode et bon marché, offrant de grands potentiels techniques et de multiples possibilités d'expérimentation, comme celle de tenir un journal filmé.

C'est relativement tard, dans les années 80, qu'elle tournera ses longs métrages. Dans « Schlangenzauber », elle traite à différents niveaux de la symbolique du serpent. Dans un mélange réussi de magie et de réalité, elle associe les faits concernant le suicide ou l'assassinat de la danseuse et charmeuse de serpents Rosita Rayas au rôle mythique de l'animal, ainsi qu'à l'humour macabre d'un Moritat égrainé à l'orgue de barbarie.

Elle avait auparavant réalisé « Sirenen-Eiland »: un montage original présente des femmes solitaires qui déambulent et chantent dans les souterrains et les canalisations d'une grande métropole. Elles y célèbrent la nostalgie de l'amour et de l'état de nature, puis en pleurent la perte. A cause de sa structure ouverte, l'œuvre se dévoile difficilement au spectateur, mais fut promue au rang de film de femme culte. « Geister & Gäste - In memoriam Grand Hotel Brissago » enfin, représente un point d'orgue dans son œuvre; elle y évoque un réseau fascinant de liens entre la réalité et la fiction, qui nous rend présents de façon impressionnante l'histoire contemporaine, le passé éphémère et l'imaginaire. C'est à juste titre que cette œuvre fut récompensée par le Prix Max Ophuls.

La qualité la plus remarquable d'Isa, dans la vie comme dans ses films, était son ouverture aux autres, sa capacité à communiquer et à tout mettre en relation. Ce faisant, elle resta toujours elle-même, originale et libre, poursuivant jusqu'à un âge avancé ses idées, son métier et ses objectifs artistiques avec le charme de la jeunesse.

Elle avait publié en 1998 son testament cinématographique, « Das Schöne Spiel Film », luxueux volume illustré, résultat d'un long travail, qui offre de nombreux montages de textes et d'images. Ensuite, on ne parlera presque plus d'elle. Sa mémoire et ses forces physiques allaient s'affaiblissant. De mes archives, une carte postale s'échappe du classeur « Isa »: on y voit un bois avec son visage en surimpression, et le texte: « Amuse-toi bien, un prêt chaleureux de Isa». Elle nous a quitté, sans bruit, ce 14 août.

Annelies Ursin


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